Entre suggestions et injonctions, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux formatent peu à peu notre façon d’agir, de dire… et donc de penser.
Certains diront qu’il suffit de résister, de ne pas suivre ce que l’on nous suggère partout, tout le temps, sur le web. Mais le peut-on vraiment ?

Bon anniversaire de travail, Jean-Luc !

Depuis quand souhaite-t-on les anniversaires de travail ? Quelle drôle d’idée ! Mon profil Linkedin me suggère sans arrêt ce type de réactions. « Félicitez Isabelle pour son anniversaire de travail » « Félicitations Jean-Luc ! » « Bien joué ! » « Déjà 14 ans ? », et j’en passe.

Ce petit exemple anecdotique me surprend à chaque fois que je suis sur ce réseau que j’apprécie par ailleurs. Car non seulement il ne me serait jamais venu à l’esprit de souhaiter un anniversaire de travail à quiconque mais encore moins d’utiliser ces expressions : « Félicitations Jean-Luc ! » « Bien joué ! » ?

Peut-être que Jean-Luc est en situation de souffrance au travail, peut-être que Jean-Luc n’attend qu’une chose, la retraite, peut-être même que Jean-Luc voit cet anniversaire comme un échec professionnel ? Jean-Luc ne travaille peut-être même plus dans cette entreprise et n’a pas mis à jour son profil.


Absurde ? Il m’est pourtant sûrement arrivé d’appuyer sur le bouton « Féliciter Un Tel». Parce qu’un clic c’est simple, cela me permet de me rappeler au souvenir de Jean-Luc, lui signifier que grâce à Linkedin je re-pense à lui… Cet ancien collègue se souvient-il de moi ? C’est moins sûr, après 10 ans sans nouvelles.

Le réseau m’aura amenée « malgré moi » à réaliser une action que je n’aurais jamais eu l’idée de réaliser en temps normal.

Cette suggestion d’action fait partie des stratégies webmarketing classiques pour nous influencer, me direz-vous. On peut toutefois s’interroger dans ce cas précis sur ce que l’on souhaite nous vendre.

Les réponses pré-écrites dans les messages privés

Dans la même catégorie « on vous propose de parler à votre place », Linkedin permet à qui le souhaite de répondre par message pré-écrit lors d’un message privé.
De tels systèmes n’existent pas seulement sur Linkedin. Ils ont envahi le web et notre quotidien. Comme lorsque notre téléphone si intelligent nous suggère des « sms tout faits » parce que nous n’avons pas le temps de répondre.

Pas le temps, vraiment ?  L’expression suggérée est longue en général de 1, 2 ou 3 mots maximum. Parfois il s’agit d’un smiley ou d’un pouce levé ? Parfois d’un « merci » ou « merci Jean-Luc » et pour reprendre l’exemple du smartphone « Je vous rappelle » ?

Rien de grave. Non bien sûr, seulement, là encore je suis tentée de cliquer.
Et l’on me suggère de remercier ou d’approuver.
Ou de prendre un rendez-vous.
Ou de rappeler plus tard.
J’ai le choix oui, mais… Celui-ci est orienté, je n’utilise pas mes propres mots et surtout, je ne prends pas le temps de la réflexion préalable à l’action.

Peut-être, sur Linkedin, aurais-je remercié la personne dans tous les cas, en modifiant un peu la réponse. Mais même si nous sommes dans un monde qui va vite, il s’agit d’un réseau professionnel. En général on ne se limite pas à « merci Un tel ».
Dans le cas du smartphone, j’aurais simplement terminé mon appel et rappelé ensuite la personne qui avait tenté de me joindre.

Ce qui m’interroge plus, c’est cette incitation à répondre tout simplement. Car quel que soit l’auteur du message privé, je n’ai pas forcément à y répondre, et encore moins dans l’instant.
Je reste libre oui, mais j’ai le sentiment qu’on me pousse à répondre, et vite. Cela influence mon comportement, ma façon de m’exprimer et, surtout, cela tend à diminuer mon temps de réflexion.

Google et la suggestion

Autre type d’influence et non des moindres, l’algorithme de Google. Je suis rédactrice web spécialisée dans l’optimisation des pages web pour qu’elles apparaissent bien haut dans les résultats du moteur de recherche.
Lorsque l’on cherche quelque chose dans Google, il suffit de taper une seule lettre pour que Google nous suggère des mots et expressions. Un vocabulaire et des idées qui ne sont pas forcément les miennes au départ. Cette fonctionnalité, bien utile dans mon métier, me semble en tant qu’utilisatrice entraver ma liberté de penser et d’agir.
Depuis que Google me suggère des termes de recherche, combien de fois suis-je allée au bout de l’expression que j’allais écrire au départ pour chercher quelque chose ? Jamais ou presque. J’ai sélectionné les mots que Google me proposait.

Sans compter que Google « sait » – presque – tout de moi.

Il « sait » via mes historiques de navigation et mon compte Gmail où je vis, ce que sont mes centres d’intérêt les plus marqués, ce que j’achète, ce que je regarde à la télé, etc.
Il me suggère d’abord des mots, des expressions que je sélectionne, puis il me suggère des réponses liées à ma localisation, aux pages récemment consultées, à mes habitudes sur le web et même à mes opinions.
C’est ainsi qu’en tapant une seule lettre S au stade de la simple recherche, il me cite au moins 2 ou 3 noms de marques sur lesquelles j’ai pu effectuer des recherches ou naviguer, d’autres qui n’ont rien à voir et qu’il estime pertinentes :


Aussi « smart » soit-il, heureusement, le moteur de suggestion passe parfois à côté de ma véritable personnalité. Grâce à mon travail dans tous les secteurs d’activité, il lui arrive de me suggérer des culottes pour personnes âgées incontinentes ou des tutoriels de bricolage. Je m’aperçois alors qu’il reste malgré tout une machine que l’on peut s’amuser à tromper si l’on veut vraiment. 


En revanche, il m’ôte les mots de la bouche quand je cherche quelque chose, ce qui est plus embêtant, la formulation d’une pensée étant directement liée au langage. Il m’oriente de plus comme on l’a vu vers des sujets et des noms de marque.

Facebook et les photos souvenirs

Un autre acteur du web, Facebook, précurseur des réseaux sociaux, utilise aujourd’hui tous les moyens possibles pour nous influencer. On lui doit déjà le célèbre « Like », qui a modifié les comportements du monde entier ! Depuis l’émergence des réseaux sociaux, le besoin d’approuver et de rechercher l’approbation de ses relations en toutes circonstances est devenu universel. Ce seul « like » mériterait un article à part entière tant les comportements ont changé avec lui.

On doit aussi à Facebook ces dernières années de belles tentatives d’interférer avec notre affect, nos souvenirs personnels et intimes. Un exemple emblématique auquel je pense est le choix aléatoire d’une photo souvenir que Facebook met soudainement en valeur sur notre profil parce que… ? On ne sait pas vraiment pourquoi.

Parce qu’on a publié cette photo il y a 7 ans à la même date. Est-ce que je vois encore la personne sur la photo ? Est-ce que ce souvenir me rappelle quelque chose de positif, un drame ou le temps qui passe ? Peu importe, il vient impacter mon humeur et mon mental sans raison, me distraire de mes préoccupations réelles.

Facebook me crée aussi des « anniversaires d’amitié » avec des personnes que je ne vois plus, des albums d’amis virtuels, une vision totalement fausse et tronquée de ma vie sociale passée et présente.

Pas grave, là encore : il suffit de ne pas en tenir compte et d’y aller le moins possible.

La perte d’autonomie… de penser

Ces multiples anecdotes et micro-influences du quotidien n’ont peut-être pas tellement d’impact, prises séparément.
Cependant, leur cumul m’amène à penser -librement cette fois et en toute autonomie je l’espère – que le web est un espace dangereux pour la faculté de penser tout seuls de nos enfants, et pour nous, adultes, qui en sommes souvent aussi dépendants que critiques.

Plus que la « liberté de penser » chère à Florent Pagny, c’est notre autonomie de pensée qui est en jeu. Les outils du web les plus courants nous dictent que dire et que faire d’une manière parfois trop insidieuse pour qu’elle soit consciente.

Il n’y a pas si longtemps, avant le machine learning et l’ère du webmarketing ultra-poussé, notre œil critique permettait encore de dire « c’est de la pub ! » ou « c’est un journal d’opinion », les mots qui sortaient de nos bouches, stylos, claviers restaient les nôtres.
Il serait peut-être temps d’enrayer les machines et de nous reprogrammer en êtres – ou roseaux ? – vraiment pensants.
Autrement, à la question « Etes-vous un robot ? », nous ne saurons bientôt plus quoi répondre tout seuls.